L’état des relations ivoiro-tunisiennes, la situation des migrants, la pression subie lors des émeutes de Tunis… Ibrahim Sy Savané raconte.
Excellence, après les remous, où en sommes-nous, aujourd’hui à Tunis ?
La situation est calme. Avec ce type d’événements, quand la peur s’installe rapidement, elle met beaucoup de temps à se dissiper.
Les autorités tunisiennes ont fait ce qu’il fallait pour rassurer tout le monde, notamment les étudiants.
Il restera évidemment des questions de fond à traiter. Et Dieu sait s’il en existe, tant de notre côté que de celui de nos partenaires.
Le programme de retour s’est-il bien déroulé malgré les inquiétudes de départ ?
En effet, cela s’est bien passé. Par la grâce de Dieu. Le moindre grain de sable peut compromettre une telle opération.
Le Gouvernement ivoirien a fait d’énormes sacrifices en faveur de nos compatriotes. Plus de 1500 personnes sont ainsi retournées à Abidjan.
Le nombre d’inscrits était beaucoup plus élevé.
Mais certains se sont désistés au tout dernier moment, à quelques heures de l’embarquement.
Beaucoup parmi eux voulaient tenter un dernier baroud pour franchir la méditerranée.
Certains ont atteint les côtes italiennes, mais de nombreux autres ont tragiquement disparu au fond de la mer.
Je le dis avec tristesse, mais c’est la réalité. Dans ce contexte, Je dois dire que les décisions prises au plus haut niveau de l’État de Côte d’Ivoire ont préservé des centaines de vie.
C’est ce que je retiens pour ma part.
Vous savez, toutes les théories sur les stratégies d’influence, le soft power, perdent tout leur sens dès lors que vos compatriotes sont pris au piège et sont privés de leur dignité.
La réaction des autorités ivoiriennes a d’ailleurs été unanimement saluée.
Certains pays n’ont pas organisé de retour pour leurs compatriotes…
C’est exact. Mais, vous savez finalement, chacun fait la politique de sa sociologie.
Les Ivoiriens étaient les plus nombreux, sans doute les plus dispersés, également.
Avec un taux de féminisation plus élevé ainsi que de nombreux enfants et bébés comme vous avez pu le constater.
De plus, notre communauté est soumise à une constante fascination des côtes écumées par ceux qui organisent les départs périlleux vers l’Europe.
Le paradoxe veut, en effet, que les pays disposant de revenus appréciables voient leurs ressortissants en capacité de rejoindre les points de départ.
C’est terrible ce que je vais vous dire là : chaque fois que la mer rejette le corps de 10 naufragés, vous pouvez être sûr qu’il y a, selon les périodes, au moins 3 à 5 Ivoiriens parmi eux.
C’est d’ailleurs pour cela que depuis le mois d’août, nous avions ouvert une liste de départ volontaire.
Nous n’avons cessé d’attirer l’attention sur ces questions qui sont une préoccupation commune de tous les pays.
Je rappelle que les plus hautes autorités, à commencer par le Président de la République, nous ont encouragé, rappelant cette nécessité d’éviter une mort certaine à nos jeunes compatriotes qui prennent la mer dans la pire des configurations.
Et pourtant, ils y vont quand même…
Oui, parce que l’espérance du migrant est tenace.
Et celui qui veut contrarier son projet devient même son ennemi.
Or, pour deux personnes qui parviennent en Europe et envoient des selfies, il y en a au moins 8 autres qui disparaissent dans le silence profond de la méditerranée.
Mais chacun pense pouvoir passer par chance, entre les mailles du filet.
Or ce filet est devenu une véritable nasse.
Le rapatriement des migrants en situation précaire est donc un acte humanitaire essentiel qui est à l’honneur du Président de la République et de notre pays.
C’est une situation vraiment terrible ! Pouvait-on prévoir tout cela ?
Pour ce qui concerne la situation de nos compatriotes, non seulement c’était prévisible mais cela a été prévu.
Nous l’avions même anticipé en ouvrant la liste de départs depuis août de l’année dernière.
Les désastres ont ceci de particulier que leur probabilité échappe à des analyses rationnelles.
Les signaux de basse intensité que nous avions détectés n’ont pas toujours convaincu les candidats ni d’autres personnes. Mais la donne a brutalement changé à partir du 22 février dernier.
Avec des risques élevés de la précarité généralisée. Quand vous avez 300 puis 600 personnes dont des femmes, des enfants et pas mal de gens pris au piège de l’exil, épuisés par de nombreuses tentatives avortées de traversée vers l’Europe, vous ne pouvez qu’avoir de la compassion.
On ne doit pas les abandonner à leur sort.
Et nos autorités ont préservé la dignité de ceux-là, donc, en fin de compte, la dignité de tous les Ivoiriens.
En son temps, nous avions préparé un programme de retour pour les étudiants qui ont terminé leurs études. Des jeunes gens très bien formés dans les meilleures écoles.
L’idée que des ingénieurs en électro mécanique, en aéronautique civile, en biochimie, dans bien d’autres disciplines, fassent la plonge dans les arrières salles des restaurants, nous parait difficile à admettre.
Alors qu’ils faisaient preuve de beaucoup d’indolence, voire de méfiance, ils se font désormais pressants.
Nous sommes à la tâche pour leur faciliter les contacts.
Il s’agît bien de diplômés qui ont complètement terminé leurs études et pourtant appréhendent le retour.
Aujourd’hui où en sont les relations avec nos partenaires tunisiens ?
Les relations sont bonnes.
Ces dernières années, il y a eu des rencontres de très haut niveau et de qualité entre les Présidents de nos deux Républiques.
Le nôtre, comme vous le savez, était au Sommet de la Francophonie, à Djerba.
Le Premier ministre Patrick Achi était auparavant à la Ticad et avait, à cette occasion, rencontré son homologue, la Première ministre de Tunisie.
Rien que ces deux dernières années, la ministre d’État s’est rendue trois fois en Tunisie et elle est en contact avec la partie tunisienne.
Au niveau des relations économiques et commerciales, il y a un grand dynamisme. En décembre de l’année dernière, nous avons organisé ici à Abidjan, un forum économique avec des dizaines d’entreprises tunisiennes.
Au demeurant, les entreprises tunisiennes, plus de 160 implantées en Côte d’Ivoire, sont les bienvenues depuis toujours.
Et nous étions en train de préparer un vrai package en matière de coopération culturelle, numérique, audiovisuelle, de conservation du patrimoine, etc.
Chaque fois, avec un important volet formation. Nous allons relancer tout cela.
Vous savez, nous ne sommes ni dans les ressentiments, ni dans les colères qui paralysent.
Mais plutôt, je crois, dans l’analyse lucide de la situation et la conduite des opérations salvatrices pour nos compatriotes.
Notre coopération avec la Tunisie a des socles solides.
Les bases ne seront pas érodées par les récentes intempéries.
La Côte d’Ivoire est un pays puissant, avec des capacités d’action qui se déploient rapidement quand cela est nécessaire.
Certes, il y a des enseignements à tirer de cette crise. Des décisions à prendre aussi. Mais un pays tel que le nôtre ne pleurniche pas.
Il se donne les moyens de vite cicatriser et d’avancer vers ses objectifs.